Communiquer pour vivre – Kaizen Magazine, 2014 · Articles & interviews
Communiquer pour vivre
Kaizen Magazine, 2014
Quels types de relations aimez-vous vivre ?
A chaque fois que je pose cette question à un groupe j’entends invariablement la même réponse : « des relations harmonieuses, du respect, de la bienveillance, de l’écoute, du partage, des dialogues constructifs… ». Que souhaitez-vous éviter ? Réponse : « L’agressivité, les non-dits, le ton qui monte, les situations où chacun veut imposer son opinion ou se tait pour ne pas envenimer les choses, les frustrations… ». Quelles en sont les conséquences ? : « blocages, défiance, rupture de dialogue, découragement, démobilisation, perte de temps et d’énergie… »
Combien de couples aimants, d’initiatives locales ou de projets collectifs magnifiques échouent-ils enlisés dans les tensions ou les conflits d’ego ? Malgré nos aspirations, il semblerait que parler, écouter, dialoguer représente souvent un véritable défi. L’enjeu est pourtant de taille, car la communication conditionne tous les domaines de notre vie : intime et familiale, sociale, professionnelle et politique. Elle détermine donc notre aptitude au bonheur.
La nature elle-même nous montre qu’un organisme sain est un système au sein duquel les échanges sont fluides : si les cellules d’un corps sont en lutte les unes contre les autres ou cessent de communiquer entre elles, c’est la maladie ou la mort.
Ce qui est naturel pour les cellules nécessite un apprentissage pour les humains. Voilà pourquoi je suis étonnée que les compétences relationnelles ne figurent pas en tête des priorités de l’éducation, puisqu’elles fondent la possibilité des êtres humains à vivre ensemble d’une manière soutenable. Elles influencent nos projets, notre capacité à créer ensemble.
Pourquoi une communication et une coopération si complexes ?
Marshall B. Rosenberg, confronté tout jeune à des comportements racistes dans son quartier, collabore au titre de Docteur en psychologie clinique avec Carl Rogers, psychologue humaniste qui mit en évidence le pouvoir de l’empathie au milieu du siècle dernier. Il s’interroge : Comment certaines personnes parviennent-elles à conserver leur bienveillance naturelle en toutes circonstances alors que d’autres sont amenées à la perdre ?
Ce questionnement le conduit à repérer les modes de pensées et de langage habituels qui nous coupent de nous-mêmes et des autres, engendrant potentiellement la violence.
Avez-vous remarqué que lorsque nous sommes contrariés, nous exprimons facilement des opinions sur les autres, des jugements ou des accusations ? Nous sommes alors prompts à interpréter les propos, à généraliser les comportements ou à projeter sur autrui des intentions erronées. La plupart d’entre nous avons appris à classifier et analyser les autres. Nous avons grandi au sein d’une culture du reproche : quand nos besoins ne sont pas satisfaits nous avons tendance à incriminer autrui. Nous agissons alors par peur, pour nous protéger, souvent de manière inconsciente. Ce faisant, nous stimulons chez notre interlocuteur une réaction défensive, de fuite, d’attaque ou de repli. Un fossé se creuse entre nous, quand ce n’est pas le verbe qui s’envenime, et nous voilà ennemis.
Est-il possible de réagir autrement ?
Sa recherche a conduit Marshall Rosenberg à élaborer une démarche simple et puissante pour (r)établir une communication venant du cœur. Ce processus est connu et enseigné aujourd’hui dans des dizaines de pays et de milieux, sous le nom de Communication Non Violente (CNV©).
Tout petit, l’enfant sait bien se faire entendre ; même sans les mots il manie spontanément le langage des émotions et des besoins : un langage naturel et universel qui parle au cœur parce qu’il vient de ce qui vit en nous. Il s’agit donc plus de retrouver cette langue naturelle que de l’apprendre. La CNV nous aide à porter notre attention sur ce flot d’énergie à partir duquel nous communiquons, agissons et donnons, du plus profond de notre cœur.
La CNV, qu’est-ce que c’est ?
Nous pouvons résumer le processus de la CNV en quelques mots : une intention, une attention à quatre éléments, pour favoriser la connexion entre êtres humains selon deux modalités qui vont permettre le dialogue : l’expression sincère et l’écoute empathique.
- L’intention de la CNV est de créer une qualité de relation au sein de laquelle les besoins de chacun sont pris en compte de manière pacifique. Elle repose sur la conscience de l’interdépendance qui relie les individus et de l’impossibilité de satisfaire durablement ses besoins au détriment de ceux des autres (ou d’autres formes de vie). Elle offre un moyen de soutenir ceux qui désirent vivre dans cette conscience.
- Concrètement, au lieu de porter notre attention sur nos pensées, opinions et croyances (ce qui nous divise), nous choisissons de la placer sur ce qui nous motive et augmente les chances de nous relier : 1- les faits auxquels nous réagissons 2- ce que nous ressentons 3- nos besoins et nos valeurs 4- ce que nous souhaiterions concrètement dans la situation présente.
1- Lorsque nous nous exprimons avec ce langage du cœur, nous n’émettons pas de jugement, de reproche tel que « tu nous as lâchés », ni ou d’interprétation « tu es démotivé… », nous exposons des faits : « lorsque tu n’est pas venu à la réunion chez moi alors que tu avais dit que tu viendrais … », nous ne dirons pas à notre enfant « tu es désordonné…» ou « tu me manques de respect… », mais « quand je vois tes vêtements sur le canapé du salon …». Nous nous en tenons à ce que nous observons, ce qui est parfois un défi. Pourtant, comme le dit le philosophe indien Krishnamurti « Observer sans évaluer est la plus haute forme de l’intelligence humaine ». Cela permet de dépolluer notre expression de tout ce qui pourrait d’emblée susciter la fermeture de notre interlocuteur. Dépolluer notre expression, c’est d’abord dépolluer notre manière de penser : c’est un cheminement intérieur.
2- Ensuite, nous disons ce que nous ressentons, nos émotions : tristesse, douleur, peur… sans employer de mots qui résonnent comme des jugements tels que « je me sens mal compris » ou « j’ai l’impression d’être manipulé » car ces termes, qui se présentent comme des sentiments, laissent à penser que nous interprétons les intentions de l’autre. Ils peuvent alors engendrer de la culpabilité. Lorsqu’on est motivé par la crainte, la culpabilité ou la honte, on est moins disposé à entendre et on a tendance à se défendre.
3- Puis nous relions nos sentiments à nos propres besoins insatisfaits : « Je suis inquiet parce que j’aimerais être rassuré sur la mobilisation de chacun », par exemple. Dans le dialogue avec notre enfant, nous pouvons lui expliquer « Je suis ennuyé de voir tes vêtements sur le canapé parce que j’aimerais vivre dans une pièce en ordre », lui faisant ainsi comprendre ce que nous aspirons à vivre : là est l’énergie de la vie et donc la motivation profonde !
4- Nous terminons en énonçant précisément ce que nous aimerions concrètement : nous formulons une demande qui indique ce qui rendrait notre vie plus belle. Par exemple : « serais tu d’accord pour me dire si tu es toujours motivé par le projet ? » ou « serais-tu d’accord de mettre tes vêtements dans ta chambre ? ». Ainsi, nous développons la capacité à formuler des demandes concrètes, réalisables et positives. Nous pouvons toujours commencer par nous demander ce que nous pourrions faire nous-mêmes pour satisfaire davantage notre besoin : cela nous fait passer de la position de victime à celle d’acteur responsable de notre bien-être et de notre vie. Un petit pas concret dans la direction souhaitée (c’est la philosophie du kaizen) évitera de réveiller les résistances au changement, et nous mènera progressivement vers plus de satisfaction.
Notons-le : nous exprimer de cette manière suppose que nous aurons pris le temps de nous écouter nous-même pour clarifier ce qui se passe en nous, démêler nos pensées de nos émotions et besoins et identifier ce que nous souhaitons réellement mettre en œuvre. C’est grâce à cette sincérité d’abord intime que notre expression sera recevable par notre interlocuteur, car portée par une énergie vivante et débarrassée du poison du jugement.
Lorsque nous parlons cette langue, nous sommes également capables d’entendre le cœur de notre interlocuteur, au delà des mots et de toute forme de message – même agressif : telle est la force de l’écoute empathique. Nous apprenons que tous jugements, critiques et reproches sont l’expression de besoins non satisfaits, donc de la vie qui cherche à s’épanouir, même lorsqu’ils sont formulés de manière parfois bien indirecte ! Par exemple l’expression : « tu n’es jamais disponible » sera comprise comme un besoin d’attention de notre interlocuteur plutôt que comme un reproche personnel, et « vous n’en faites qu’à votre tête ! » comme un besoin de concertation dans la prise de décisions. Cette forme de communication permet d’écouter sans se fermer, de reformuler ce que l’on perçoit et de ramener de la compréhension et de la paix dans la conversation.
Chacun assumant la responsabilité de ses besoins et la formulation de ses demandes, il sera plus aisé d’avancer ensemble vers des solutions satisfaisantes pour tous.
Convenons-en, la CNV est bien plus qu’une « technique » ou un « outil ». On y met de soi-même, c’est une pratique qui nous aide à rester reliés à notre nature essentielle : bienveillante, créative et pleine d’élan, dès lors que la force de vie circule librement en nous. Même les résistances et les blocages seront accueillis avec compassion, sentiment propice à l’acceptation et donc à la détente.